Le Balcon Indifférent

Soudain, un bruit sourd, comme un fruit mûr éclaté sur la pierre. Dans la rue, un homme demeurait figé, bouche bée, les bras entrouverts, l’eau dégoulinant de ses vêtements comme d’un linge trempé abandonné sous la pluie. Son chapeau de feutre gisait à ses pieds, inerte, mollement aplati contre la chaussée.

Un balcon vide surplombant une rue calme, baigné de lumière douce, symbole d'observation silencieuse et d'indifférence paisible.

Son veston de lin crème, taillé sur mesure, pendait misérablement, les épaules affaissées, les pans déformés par l’humidité. Il ne bougeait pas, sauf ses doigts qui s’ouvraient et se refermaient lentement, comme s’il cherchait à contenir une réaction. Les passants, ralentissant un instant, notaient, dans un regard furtif, la trace sombre qui descendait sur son col, le long de la nuque, et les gouttes accrochées aux revers, telles des grappes lourdes prêtes à céder. Ses souliers de cuir verni, soigneusement cirés, ne reflétaient plus la lumière mais seulement les éclaboussures, marquées de taches brunâtres, comme des blessures.

Son pantalon, de lin beige, souple, léger, désormais froissé, collait à ses jambes jusqu’à révéler la forme exacte de ses genoux ; la trame du tissu, fine, s’était faite grossière, les coutures tendues, presque prêtes à céder. Ses manches, retroussées à la hâte, laissaient voir des avant-bras ruisselants, d’où perlaient des gouttes rondes et régulières, tombant en cadence dans une flaque qui miroitait étrangement sous la lumière grise de l’après-midi.

Sa chemise, d’un blanc éclatant quelques instants plus tôt, se tachait d’auréoles pâles, virant au gris sale. Elle s’écrasait contre son torse, révélant à travers le coton mouillé l’ombre confuse d’une chemisette intérieure. Il baissa la tête, fixant ses poignets, la montre en cuir noir imbibée, et la manchette affaissée, comme brisée. Puis il la releva d’un coup sec et fixa le haut de l’immeuble avec cette raideur propre à ceux qui ne savent plus s’ils doivent crier ou rire.

Je m’étais arrêtée, saisie par cette scène, sentant le tissu de ma propre robe, un voile de coton fleuri, se coller à mes jambes avec une moiteur désagréable. Mes sandales, fines lanières de cuir, glissaient sur les pavés, me forçant à m’appuyer contre le poteau d’un lampadaire, mon coude frottant contre le métal rugueux, froid comme l’humeur de cette journée.

Je levai la tête, plissant les yeux, sondant la façade ordinaire de cet immeuble de six étages. Les balcons s’empilaient, sobres, mais à un étage, au quatrième peut-être, un balcon débordait de couleurs : une profusion de roses — blanches, pourpres, saumonées — mêlées à des tulipes dressées, orangées, comme de petites flammes figées dans le temps. Ce balcon semblait seul célébrer l’été.

Je savourais cet éclat, fascinée, lorsque, tout à coup, un vert sombre attira mon attention : là, entre deux jardinières, dépassait un petit objet familier — le goulot d’un arrosoir.

À peine l’eus-je reconnu qu’un jet d’eau me frappa de plein fouet. Mon corps se tendit, mes bras se raidirent, trop tard. L’eau glacée me saisit, me pénétra, me plaqua. Je sentis la fine toile de ma robe devenir un linceul trempé, collant à mes cuisses, dessinant chaque pli de mon corps. Mon châle, un coton léger posé sur mes épaules, glissa, inutile, comme une aile arrachée. Mon visage se crispa, mes dents se serrèrent, mes mains en poing froissèrent instinctivement le tissu trempé.

Je levai la tête, haletante, furieuse, espérant démasquer le responsable.

Alors, entre les feuillages bleus des fleurs, j’aperçus une touffe de cheveux — des boucles blondes, serrées, luisantes sous les gouttes. La tête, petite, fragile, se penchait légèrement.

Je n’eus pas le temps d’ouvrir la bouche qu’une seconde cascade me tomba dessus. L’eau s’infiltra jusque dans mon cou, dans ma gorge, me coupant le souffle. Ma robe me tiraillait aux épaules, son poids semblait me clouer au sol. Mes doigts agrippaient les pans, tentant de restaurer un peu de pudeur, un semblant de forme.

Je levai les yeux une nouvelle fois, et vis enfin les boucles s’agiter. Les yeux du fauteur d’eau croisèrent les miens, vifs, moqueurs. Il riait — oui, riait — d’un rire clair, insouciant.

Je restai là, droite, rigide, le menton levé, les jambes ancrées sur ces pavés devenus traîtres. Mon pied battait doucement le sol, rythmé par une tension sourde.

Mais alors, surgissant de l’ombre, une grande main jaillit derrière les boucles, les saisit vivement. Les ongles, vernis d’un rouge éclatant, brillèrent un instant. Une voix, sèche, tranchante, résonna : des cris, confus, rapides. Les boucles disparurent.

Puis, du balcon déserté, une voix féminine, lasse, presque agacée, lança des excuses — rapides, jetées comme un chiffon humide, sans qu’aucun visage ne se montre.

L’homme au veston trempé ramassa son chapeau, le secoua doucement, puis le serra entre ses doigts. D’un geste lent, il le posa sur sa tête, incliné, comme pour s’effacer. Je me détournai, croisant les bras sur ma poitrine, le tissu toujours froid, les lèvres pincées, tandis que seules les gouttes, encore, perlaient des fleurs suspendues.

Le trottoir semblait s’élargir, les passants détournaient les yeux, feignant de ne pas voir, mais ralentissant tout de même, happés par cette gêne silencieuse. Un homme, en costume, hocha discrètement la tête, comme s’il s’excusait à la place de l’invisible coupable. Plus loin, une femme retira sa main du bras de son compagnon, murmurant quelque chose que je ne saisis pas, mais où je crus entendre l’écho d’un "pauvre type".

Le silence retomba, mais ce n’était pas un silence apaisé. C’était un silence dense, suspendu, comme une nappe d’orage après le vent.

L’homme, debout à quelques mètres, fit deux pas, lents, pesés. Son pantalon, à chaque mouvement, collait davantage à sa peau, produisant ce bruit mouillé, cette plainte du tissu qui refusait de servir davantage. Il leva la main, comme pour redresser son chapeau, mais hésita, la laissa retomber. Son regard croisa le mien, un instant, et je crus y lire une question muette : Pourquoi moi ?

Je voulus lui sourire, pour alléger l’instant, mais mes lèvres restèrent fermées, crispées par le froid et l’eau qui ruisselaient encore.

L’eau, dans mes cheveux, traçait des sillons glacés le long de mon cou, s’infiltrant jusque dans mon dos. Ma robe, alourdie, entravait chacun de mes gestes, me rappelant ma vulnérabilité soudaine. D’un geste vif, presque sec, je tirai le tissu vers le bas, réajustai ma ceinture. Le cuir, imbibé, glissa sous mes doigts.

Je fis un pas vers le mur, m’y adossai, droite, le menton levé, tentant de retrouver une contenance que je savais perdue.`

L’homme, lui, s’était penché, ramassant un mouchoir de sa poche. Il le déplia lentement, comme s’il déployait un drapeau blanc. Mais le tissu, trop fin, n’absorba qu’un peu d’eau avant de se coller à sa main, dérisoire.

— C’est un scandale… murmura une voix derrière moi.

Je ne sus si c’était pour lui, pour moi, ou pour personne.

Un craquement fit lever les têtes : la porte de l’immeuble venait de s’ouvrir. Un gamin en sortit, tenant une trottinette à bout de bras. Il s’arrêta net, scrutant la scène, ses yeux sautant du chapeau détrempé à ma robe collée. Il détourna vite la tête, remonta son capuchon, et disparut dans la rue adjacente.

Je me redressai, quittant le mur. Mes pieds faisaient "chpouf" à chaque pas, le cuir souillé de mes sandales râlant contre les pavés. Lui aussi s’éloigna, sans dire un mot, son dos légèrement voûté, comme sous un poids qu’il n’avait pas mérité.

Les fleurs, là-haut, n’avaient pas bougé. Elles resplendissaient toujours, fières, éclatantes. Seules les gouttes tombaient encore, une à une, lentes, obstinées.

Et moi, je restai là, encore un instant, fixant ce balcon comme on fixe une blessure invisible, jusqu’à ce que l’envie me prenne, absurde, d’aller sonner.

Nous restâmes là, quelques instants, dans cette rue lavée par une eau qui n’était pas la pluie. Le bruit de nos pas trempés avait cessé, remplacé par le frottement léger du vent sur les feuilles, et, plus loin, par le cliquetis irrégulier d’une trottinette sur les pavés.

Je tournai la tête. L’enfant, au bout de la rue, poussait sa trottinette, l’air appliqué, concentré, les boucles humides collées à sa nuque. Il traçait des cercles invisibles, les pieds légers, insouciant, comme s’il avait oublié le monde entier.

L’homme, à côté de moi, se pencha légèrement, regardant ses souliers, les soulevant un instant pour en juger les dégâts. Il se redressa, lissa d’un geste machinal les pans de son veston qui refusaient obstinément de reprendre forme. Son regard se posa sur moi, puis glissa vers le balcon. Personne. Les fleurs seulement, calmes, indifférentes.

Un courant d’air tiède effleura la rue, soulevant doucement une feuille morte, la faisant danser autour de nos pieds. Le trottoir était vide, sauf nous.

L’homme haussa légèrement les épaules, comme pour se libérer d’un poids, puis tira sa montre de sa poche. Elle ne fonctionnait plus. Il la fixa un instant, hésita, puis la glissa dans sa poche.

— Il y a des gens... dit-il doucement, sans finir.

Sa voix n’était ni en colère, ni triste. Juste lasse.

Je hochai la tête, presque imperceptiblement. Une mèche de cheveux, mouillée, me tomba sur le front. Je la repoussai d’un revers de main, puis lissai ma robe, inutilement.

Nous fîmes quelques pas, côte à côte, sans échanger un mot. Nos pas lourds, mouillés, rythmaient le silence. Derrière nous, la porte de l’immeuble resta close.

— Elle n’a même pas regardé, souffla-t-il.

Je ne répondis pas, mais mon regard, fixe, parlait pour moi.

Au loin, l’enfant riait, lançant sa trottinette contre un muret, la reprenant aussitôt. Il sautillait, le pantalon taché, le t-shirt tiré de travers, heureux.

L’homme s’arrêta, plaça son chapeau droit sur sa tête, prit une inspiration lente.

— Bonne journée, madame.

Il inclina à peine la tête, avec cette politesse retenue qu’on réserve aux témoins d’une même absurdité.

— À vous aussi, monsieur.

Il s’éloigna, lentement, et je le regardai disparaître au coin de la rue, son veston battant légèrement contre ses jambes à chaque pas.

Je restai seule un moment, puis, d’un pas ferme, je repris mon chemin. Je passai devant l’enfant, qui ne leva même pas les yeux. Ses roues crissaient, sautillant sur les pierres.

Je ne me retournai pas.

Et derrière moi, là-haut, le balcon brillait encore, éclatant, vibrant, comme si rien ne s’était passé.

Véro Infini


Défi 9 : L'œil invisible 

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