Moi, bien au chaud, à la maison, en train de l’attendre. Elle, seule dans la nuit, marchant sur cette route que le jour rend lumineuse, rassurante, mais que la nuit transforme en un piège. Un décor inchangé, une réalité pourtant métamorphosée.

Je l’imagine avançant à grands pas pressés, guettant les ombres, les épaules un peu trop tendues. L’obscurité n’est plus seulement l’absence de lumière, elle devient une présence. Elle s’étire, s’allonge, la suit. Les lampadaires hésitent, certains s’éteignent au mauvais moment, d’autres créent des silhouettes plus inquiétantes encore. Le vent, complice invisible, soulève ses cheveux, murmure des choses qu’elle ne veut pas comprendre. Menaces ? Confidences ?
— "Tu pourrais arrêter la danse si ce retour te fait si peur."
Elle refuse, évidemment.
Je ne comprends pas. Ou plutôt, je ne veux pas comprendre. Chaque soir, elle m’explique l’inexplicable : ces rues, si familières le jour, qui deviennent des territoires hostiles une fois le soleil couché. Les bruits changent, les distances se distordent, le silence devient une attente, un piège tendu par quelque chose d’indéfinissable.
Mais peut-être qu’elle ne pourrait pas arrêter.
Parce qu’avant la nuit, il y a la danse.
Une salle spacieuse, baignée par la lumière artificielle des néons et celle plus changeante qui filtre à travers les hautes fenêtres. Dehors, la ville continue de vivre, les phares des voitures glissent sur les vitres en reflets furtifs, comme des fragments de nuit qui tentent d’entrer.
Dedans, un monde à part.
Les murs sont couverts de miroirs, imposant un face-à-face constant avec soi-même. Un regard qui juge, qui scrute, qui ne ment jamais. Une barre en bois longe la pièce, support et contrainte à la fois. Les mouvements doivent être nets, précis, maîtrisés. La danse moderne exige autant de rigueur que de liberté. Son corps plie, s’élance, s’équilibre. L’espace est une extension de son souffle. Elle disparaît dans la musique, devient autre.
Dans ce studio, elle est en sécurité. Le danger n’existe pas ici, il est dehors.
Elles sont deux sœurs, étudiantes, vivant ensemble sur les quais de Marseille. Un petit appartement où elles empilent leurs livres, leurs rêves et leurs inquiétudes. L’une danse, l’autre attend. Deux vies parallèles qui se rejoignent chaque soir sur le seuil de la porte.
Je me demande parfois si, entre deux pas, entre deux gestes, elle y pense. Si son esprit, même absorbé par la répétition des enchaînements, se détache un instant pour anticiper ce qui l’attend. Les rues désertes. Le silence plus oppressant que le bruit.
Peut-être que chaque pirouette, chaque pas glissé contre le sol, est une manière de retarder l’inévitable.
Une fois, juste une fois, j’ai voulu voir par moi-même.
Aller en plein jour, retour de nuit. Même lieu, même trottoir, même ville. Mais pas la même sensation. La nuit, Marseille ne s’éteint pas, elle chuchote autrement. Moins bruyante, plus suspendue. J’ai vu ces ombres qui s’agitent sans explication, ces éclats de lumière filtrant à travers les stores baissés, créant des formes improbables sur le bitume. J’ai entendu le son de mes pas, plus distinct, plus seul. Et si l’on n’était jamais vraiment seul dans la nuit ?
Mais je ne lui ai rien dit.
Elle continue à essayer de me convaincre, de me faire ressentir ce qu’elle vit. Et moi, je l’embête. Je nie tout en bloc, je ris. Après tout, ce n’est que la nuit, ce n’est que la ville. Rien n’a changé… si ce n’est la façon dont on la perçoit. Le jour nous offre une illusion d’ordre, la nuit nous rappelle que tout peut vaciller.
Je me demande parfois… Quand elle danse, est-elle ailleurs, dans un monde plus simple, plus fluide ? Ou prépare-t-elle déjà, dans un coin de son esprit, son retour dans l’obscurité ?
Et moi, pendant ce temps, je l’attends.
Parfois trop longtemps.
Alors je me lève, je tends l’oreille.
L’absence est un bruit qui pèse.
Un bruit plus lourd que tous les autres. Il prend la place des sons habituels, les absorbe, les étouffe. Plus de notifications de son téléphone, plus de grincements familiers du parquet sous mes pas. Juste cette attente, cette tension suspendue dans l’air. L’absence creuse le silence, l’étire, le rend plus tangible que le moindre craquement.
Je vérifie l’heure, encore. Je regarde par la fenêtre, mais la rue en bas n’offre aucune réponse. Et si, cette fois, elle ne revenait pas ?
Puis, enfin, la clé tourne dans la serrure.
La porte s’ouvre. Elle entre, essoufflée.
— "Pffff, j’ai cru que j’allais mourir."
— "Moi aussi."
On éclate de rire, un rire un peu trop fort, un rire qui cherche à repousser cette peur qu’aucune de nous ne veut admettre pleinement. Parce qu’au fond, nous partageons la même angoisse, chacune à notre manière. Elle, dans la rue déserte. Moi, dans l’attente trop longue. Une peur qui nous dérange, qui s’intercale entre nous comme une ombre insistante, invisible le jour, mais bien présente une fois la nuit tombée.
Et demain, il en sera de même. La nuit retombera, l’attente recommencera, les pas résonneront dans la ville assoupie. Et nous rirons encore, pour faire taire ce que nous préférons ignorer.
Défi du jour : Ce soir, prenez un objet ou une scène ordinaire de votre quotidien. À la lumière de la nuit, transformez-le en quelque chose d'extraordinaire. Laissez l'obscurité révéler ce que le jour ne voit pas.
Le conseil de Kafka : "La nuit est mon royaume, mon refuge. Une fois ma journée de travail achevée, la nuit m'offre la liberté. C'est là que je trouve ma véritable voix, loin des contraintes du jour."
Pourquoi la nuit ? Kafka nous enseigne que la nuit libère l'esprit des conventions, permettant d'accéder à des vérités plus profondes. Les heures sombres révèlent ce que le jour dissimule.
Pour réussir ce défi :
• Attendez la nuit tombée
• Choisissez un moment ordinaire de votre journée
• Laissez l'étrangeté nocturne transformer votre perception
• Ne vous censurez pas
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